C’est le premier jeudi du mois. La maison a été nettoyée dans ses moindres recoins et les enfants portent leurs plus beaux vêtements. L’air du soir souffle à travers les fenêtres ouvertes, accompagnant une paisible attente. Un peu trop paisible, d’ailleurs, et inhabituelle dans cette région du monde, sauf en ce jour spécial. Après le dîner, la famille et ses invités s’installent dans le salon. Alors que chacun prend place, la grand-mère sort une radio. Enfin, à 21h30 pétantes, le concert commence. « Nous avons dévié le Nil. / Quel événement ! », chante Oum kalthoum sur « Kawkab al-Sharq » (« L’étoile de l’Orient »). « Cela va changer notre vie, / Et pas seulement celle du Nil. / Je devine avec joie un avenir radieux, / Des usines qui fonctionnent, des plantes qui poussent sur des terres infertiles, / D’abondantes aubaines pour tous, et un beau chemin menant à la prospérité. » Au son de cette voix, c’est Le Caire tout entier qui se réjouit. Toute une population fière d’être égyptienne, remerciant l’existence d’« Al Sitt », la Dame. « Une phase vient de s’achever, d’autres sont encore en cours », poursuit-elle, chaque note sonnant comme une tendre promesse. « Nous donnerons le meilleur exemple aux générations futures / Avec la volonté de Gamal [Nasser] et de cette bonne nation », conclut Oum Kalthoum au bout de quatre heures de performance, laissant la grand-mère en larmes. Lentement, le salon émerge de sa transe. Un cliquetis se fait entendre. « Mes compatriotes, c’est votre président Gamal Abdel Nasser qui vous parle. Nous avons commencé la construction du haut barrage. Il répandra une végétation fertile dans le désert… »
L’ascension d’Oum Kalthoum
Oum Kalthoum [également orthographié Kalsoum ; NdT], surnommée « Souma », est née dans un petit village de la campagne égyptienne dans le delta du Nil, à une date inconnue entre 1898 et 1904. Son père était un imam qui complétait ses revenus en jouant de la musique lors des festivités religieuses. La famille a ainsi fait le tour du Delta en interprétant des chansons à la gloire du prophète, avec Oum Kalthoum en star du groupe. Très populaire auprès des élites du pays, le groupe familial est amené à déménager dans la capitale, où Oum Kalthoum chantera pour des foules de plus en plus nombreuses et collaborera avec des compositeurs et des poètes majeurs. Sa carrière décollera finalement sous la houlette du célèbre Cheikh Aboulela Mohammed, qui la présente au poète Ahmed Rami ; avec leur collaboration, elle définit sa signature sonore, caractérisée par une poésie romantique chantant l’amour frustré et la perte, le tout sur des gammes modales arabes (maqamat), soutenue par un exceptionnel registre vocal de contralto. À son apogée, elle pouvait chanter de la 2e à la 8e octave, et devait se tenir à au moins un mètre du microphone pour éviter de saturer le signal. Sa virtuosité séduit un public qui, plongé dans le tarab – un état euphorique d’extase ou de joie – l’interpelle par des cris, transformant ses concerts en un véritable dialogue spirituel. Dans les années 1930, avec un talent musical et une image publique soigneusement construite, elle est déjà largement propulsée au sommet de l’industrie musicale, ses disques s’arrachant du Maroc à l’Inde.
Après la mort de son père en 1931, Oum Kalthoum commence à tourner dans le monde arabe et à s’intéresser aux nouveaux médias de l’époque. Elle joue notamment dans six longs métrages en plein âge d’or du cinéma égyptien. En 1934, elle signe un accord avec la radio nationale qui s’engage à diffuser en direct un concert de l’artiste tous les premiers jeudis du mois. Ce rendez-vous mensuel incite de nombreux Égyptiens à se procurer un poste de radio pour assister à ce qui deviendra un véritable événement national, se poursuivant pendant 40 ans, et au-delà même de la mort de la chanteuse. Si l’on se souvient d’elle principalement pour ses chansons d’amour, Oum Kalthoum était une artiste politique, soucieuse de cultiver l’image d’une fallaha modeste, une paysanne (rapidement élevée au statut d’héroïne de la classe ouvrière), et culturellement proche de la majorité des Égyptiens. Dans les années 1940, elle commence à collaborer avec des compositeurs et des écrivains qui traitent des problèmes des « gens ordinaires » à travers des chansons grand public en arabe dialectal (non littéraire). En 1947, elle intègre le casting du film Fatma, jouant une infirmière séduite par le frère d’une riche patiente qui, après l’avoir épousée, la rejette en raison de son statut social – une situation préfigurant peut-être la révolution égyptienne qui couvait, et le camp qu’elle choisirait alors de défendre.
L’essor du nationalisme arabe
Oum Kalthoum donnait régulièrement des concerts privés pour la famille royale égyptienne, mais à mesure que la situation sociale change, elle ne tarde pas à adapter sa musique et son militantisme. À cette époque, le Caire est une ville internationale en pleine effervescence, dont la croissance est nourrie par des décisions politiques visionnaires, un sentiment anti-impérialiste généralisé, et un certain désir de modernité. Oum Kalthoum aura su accompagner ces mutations, et sa musique deviendra la bande sonore d’une époque unique, dont son ami proche Gamal Abdel Nasser (1918 – 1970) avait fourni la philosophie : le nationalisme panarabe.
Pendant la première guerre israélo-arabe de 1948-1949, elle répond à la demande des membres d’une légion égyptienne piégée dans la poche d’Al-Falloujah, en Palestine, de leur chanter une chanson. Parmi les soldats se trouve le futur président Gamal Abdel Nasser, qui s’était déjà imposé comme le leader du « Mouvement des officiers libres », un groupe de militaires qui souhaitait voir éclore une révolution nationaliste. Nasser appartenait à la première cohorte de cadets de l’armée – issus de la petite bourgeoisie – admis à l’académie militaire en 1936. Homme charismatique et nationaliste acharné, il était déterminé à transformer l’Égypte en un État socialiste et indépendant, libéré de la domination coloniale. Au retour des troupes au pays, Oum Kalthoum invite tout le bataillon militaire d’Al-Falloujah à une réception à son domicile du Caire, au grand dam du gouvernement royal et des Britanniques.
La révolution de juillet 1952
En 1952, les Officiers libres de Nasser organisent un coup d’État, déposant le roi Farouk et accélérant du même coup l’expulsion des Britanniques. Bien que Nasser soit le leader naturel du groupe, c’est Mohamed Naguib, héros de guerre respecté par la Nation tout entière, qui en devient la figure de proue et, logiquement, le premier président de l’histoire de l’Égypte. Comme Oum Kalthoum, Nasser est issu d’une famille rurale de la classe populaire, ce qui l’oblige d’abord à gagner le respect et la confiance du peuple égyptien, une tâche facilitée par le soutien que la chanteuse populaire lui affiche publiquement. Un geste qu’il saura d’ailleurs remercier lorsque, dans les premières années de la révolution, la guilde des musiciens égyptiens décide d’interdire la diffusion des chansons de Kalthoum à la radio, en raison de ses liens antérieurs avec la famille royale. Aussitôt que Nasser est mis au courant, il se serait exclamé : « Mais ils sont complètement fous ? Ils veulent vraiment que l’Égypte tout entière se retourne contre nous ? »
À cette époque, c’est la musique qui permet de conquérir les cœurs et les esprits du peuple. Logiquement, Nasser insiste pour que la guilde réintègre Oum Kalthoum parmi ses membres et l’autorise de nouveau à donner des concerts. Et toujours en guise de soutien assumé, il prend l’habitude de prononcer ses discours politiques immédiatement après les représentations de la chanteuse, tandis que le pays tout entier est branché sur la même fréquence radio, les oreilles encore enchantées par les sonorités de Kalthoum. Son émission, Sawt Al-Arab (« La voix des Arabes »), lancée en 1953 sur Cairo Radio, connaît un succès immédiat grâce à la présence de la chanteuse au programme. Dans le sillage de la révolution, Oum Kalthoum adapte ses paroles pour s’adresser plus précisément à la classe ouvrière (délaissant l’aristocratie qu’elle avait séduite vingt ans plus tôt), et reflétant ainsi les opinions socialistes de la politique de Nasser. En mélangeant intimement musique, actualités et commentaires politiques, Sawt Al-Arab devient le principal véhicule des idées de Nasser au-delà des frontières, appelant les Nord-Africains et Asiatiques de l’Ouest à « briser tous les liens et les chaînes, et à s’imposer face à leurs gouvernements ».
Parmi les chansons fréquemment diffusées dans Sawt Al-Arab on trouve « Mansoura Ya Thawret El Ahrar » (en langue arabe, « Révolution des libres, vous êtes destinés à la victoire ») d’Oum Kalthoum. Elle y chante : « La révolution de juillet est puissante, / Elle tire sa puissance de son esprit arabiste/ De nos jours et de nos rêves / Et de notre aspiration à la liberté. / Nous sommes la révolution et les révolutionnaires. / Révolution des libres, vous êtes destinés à la victoire. / La révolution est destinée à la victoire et ravivée par Dieu qui nous a offert ʻAbd al-Nāṣir [Abdel Nasser]. / Avec notre leader, nous allons anéantir notre ennemi. »
Le Mouvement des officiers libres gagne en popularité après avoir mis en œuvre un projet d’industrialisation sur l’ensemble du territoire national, ainsi que des réformes foncières de grande envergure qui entraînent la redistribution des terres agricoles des propriétaires terriens aux agriculteurs. Mais dans le même temps, ses membres interdisent tous les partis politiques du précédent régime, renforcent leur contrôle sur la société civile et emprisonnent des milliers d’opposants. En 1954, Nasser écarte Naguib du pouvoir exécutif et s’autoproclame premier ministre. Promulguant immédiament une nouvelle constitution qui fait de l’Égypte un État arabe socialiste avec l’islam comme religion d’État, il reçoit une très large approbation lors des élections de 1956. Quelques mois plus tard, il nationalise le stratégique canal de Suez pour financer le haut barrage d’Assouan. Cette décision qui défie alors toutes les puissances impériales étrangères, opposées au projet (puisqu’elles conservaient la mainmise sur ce lucratif passage stratégique, NDLR), l’élèvera au rang de leader jouissant d’un soutien populaire quasi total dans tout le monde arabe, impressionnant à la fois ses partisans et ses ennemis.
La mise en musique du panarabisme
Lorsqu’en novembre 1956, le Royaume-Uni, la France et Israël envahissent l’Égypte pour tenter de garder le contrôle du canal de Suez, Oum Kalthoum donne une voix à la résistance égyptienne. « Ô gloire, ô gloire ! / Vous avez été construits ici / Par nos efforts et notre sueur. / Vous ne vous transformerez jamais en humilité », chante-t-elle alors, faisant écho aux discours de Nasser. Sa chanson « Wallāhi Zamān, Yā Silāḥī » (« Cela fait longtemps, ô mon arme ») passait alors à la radio nationale jusqu’à dix fois par jour. « La nation se faufile partout comme la lumière. / Les gens sont des montagnes et des mers / Un volcan de colère qui bouillonne / Un tremblement de terre creusant des tombes. » La crise prendra fin grâce à l’intervention états-unienne de l’administration Eisenhower, et l’Égypte, bien que son armée n’avait aucune chance de victoire face aux envahisseurs, considérera cette résolution comme un succès national.
Dans la foulée, Nasser poursuit son rêve panarabe et crée en 1958 la République arabe unie avec la Syrie voisine. Le chant « Wallāhi Zamān, Yā Silāḥī » est adopté comme hymne national de ce nouveau pays, et restera celui de l’Égypte jusqu’en 1971, bien après la défection de la Syrie en 1961. Oum Kalthoum sera aussi l’ambassadrice culturelle de ce territoire élargi, donnant une voix à l’imagination et à la nostalgie d’une patrie arabe unifiée. La musique, la langue et la poésie qu’elle représentait ont contribué à construire le récit d’une identité commune. Lors des concerts, elle porte les vêtements traditionnels du pays dans lesquels elle se produit, et sait tirer profit de son expérience et de sa relation avec le public pour prouver que les peuples arabes du monde entier battent « d’un seul coeur et d’un seul pouls et d’un seul pouls ».
Oum Kalthoum entre en guerre
Dans les années 1960, Oum Kalthoum et Gamal Abdel Nasser deviennent logiquement les parents du nouveau monde arabe. La musique de Kalthoum, qui à ses débuts se résumait à de pieuses récitations islamiques et des poèmes d’amour, désormais contient fréquemment des messages de violence, reflétant la militarisation croissante de l’Égypte sous Nasser et l’idée que l’appartenance à une identité oblige au sacrifice personnel pour la nation. Son patriotisme atteindra son apogée en 1967, peu avant la guerre des Six Jours, lorsqu’elle donne ses « Concerts pour l’Égypte » dans le reste du monde, dans le but de collecter des fonds pour l’armée et encourager la population égyptienne à participer à l’effort de guerre. Après la défaite face à Israël et la démission évidente de Nasser, elle utilise sa voix pour soutenir son retour en politique, lui rendant hommage avec le titre « Habib El- Sha’ab » (« L’amour du peuple ») qui sera diffusée presque quotidiennement à la radio nationale égyptienne pendant un mois. La chanson commence ainsi : « Lève-toi et écoute au plus profond de toi, car je suis le peuple. / Reste car tu es le défenseur du barrage et des souhaits du peuple. / Reste car tu es ce qu’il reste de l’avenir du peuple. »
Lorsqu’en 1970 Nasser décède d’une crise cardiaque, Oum Kalthoum continue à promouvoir sa vision de l’unité panarabe. Bien qu’elle fut ardemment critiquée pour n’avoir été qu’un outil politique utilisé par Nasser, Virginia Danielson -auteure de l’essai biographique The Voice of Egypt– estime que sa relation avec le président était mutuellement bénéfique, car ils s’accordaient sur de nombreux points. « Ils disaient généralement la même chose sur eux-mêmes, sur l’Égypte ou sur le monde arabe », écrit-elle. « Parfois, on ne sait d’ailleurs pas qui parle : si c’est Nasser ou Oum Kalthoum. »
Transcender les sorts
Oum Kalthoum décède en 1975 et, contrairement aux règles islamiques, ses funérailles seront retardées de deux jours en vue d’accueillir les quatre millions de personnes en deuil venues lui faire leurs adieux. La seule autre personnalité qui s’est vue offrir les honneurs d’un enterrement de telle ampleur est Nasser, pleuré par un public estimé entre cinq à six millions de personnes. Leurs funérailles témoignent des liens intenses et personnels qu’ils avaient créés avec les peuples égyptien et arabes. Les performances de tarab de Kalthoum avaient plongé les auditeurs dans des états émotionnels si profonds, et la rhétorique passionnée de Nasser avait donné tellement d’espoir à une région si vaste, que leurs œuvres respectives les ont élevés au rang de figures surhumaines. Les deux panarabes ont invoqué une « égyptianité » unificatrice dans un pays imprégné de différences de classes. Bien que le régime dictatorial de Nasser ait fait et fasse encore l’objet de nombreuses critiques, au contraire de la posture de Oum Kalthoum et de sa totale légitimation du régime, les deux idoles du peuple ont inventé et incarné une forme de nationalisme, d’émancipation et d’authenticité culturelle qui a touché le cœur de millions de personnes. Ensemble, ils ont construit un héritage artistique et socio-politique qu’aucune autre personnalité arabe, en musique ou en politique, n’a su égaler.
« Gamal, exemple de patriotisme, / Notre meilleure jour férié égyptien/ C’est le jour où tu as présidé la République. / Répète après moi, / Notre meilleure jour férié égyptien / c’est le jour où tu as présidé la République. / Grâce à ta lutte pour le sauvetage de la patrie, / Ta place est dans nos cœurs. / Un cœur défend son amour et choisit / Sans jamais trahir l’amitié des libres. / Tu as débarrassé le Nil de tous les intrus, / [Ce fleuve] confus et manquant d’orientation. / Tu as allumé un phare dans l’Égypte d’aujourd’hui / Et sa lumière s’est répandue dans d’autres pays. / Tu as unifié la nation arabe. / Répétez après moi. »